HISTOIRE DES PRISONS ET AUTRES CACHOTS DE PARIS (3ème partie)

de l'Ancien régime à la Révolution

(source: Jacques Hillairet)

 

LA PRISON DE LA BASTILLE


1/ La première porte Saint Antoine


Le célèbre château-fort, qui a projeté son ombre pendant plus de quatre siècles sur tout un quartier de Paris, a son origine dans la porte Saint Antoine de l'enceinte de Charles V. En octobre 1356, Etienne Marcel, prévôt des marchands, fit commencer à la hâte, pendant la captivité du roi Jean le Bon, une enceinte destinée à mettre à l'abri des Anglais victorieux les quartiers de Paris qui s'étaient développés à l'extérieur du rempart de Philippe-Auguste.

Cette enceinte se soudait à celle de Philippe-Auguste à la tour Barbeau (à hauteur du n°32, quai des Célestins actuel); elle remontait l'emplacement du boulevard Morland (angle des boulevards Bourdon et Morland), puis elle se dirigeait vers le nord suivant un tracé formé de nos jours par le quai ouest du bassin de l'Arsenal. Elle coupait ensuite "la route de Vincennes", qui prolongeait vers la campagne la rue Saint Antoine, puis elle continuait vers le nord-ouest par un itinéraire que représentent de nos jours les boulevards Beaumarchais,, des Filles du Calvaire, etc... Cette enceinte était doublée extérieurement par un large fossé alimenté par la Seine; le bassin de l'Arsenal est sur une partie de cet ancien fossé. Cette enceinte, continuée sous Charles V, fut terminée sous Charles VI, vers 1383.



7 Plan de Paris vers 1550 porte St Antoine


A l'endroit où la nouvelle enceinte coupa "la route de Vincennes", on ouvrit une porte, la porte Saint Antoine qui, avec sa herse, son pont-levis, son pont-dormant et les deux grosses tours rondes qui l'encageaient, forma un ensemble fortifié important. Le contour de ces deux tours appelées, plus tard, de la Chapelle et du Trésor, est marqué, de nos jours, par un pavage particulier de la place de la Bastille devant le n°3. Cet ensemble s'appela la bastille Saint Antoine, une bastide ou "bastille" étant le nom donné à un petit bastion.

C'est cette porte Saint Antoine qu'Etienne Marcel, qui avait retourné sa veste, voulait livrer au roi de Navarre et aux Anglais l'après-midi du 31 juillet 1358. Mais ceux qui en avaient la garde refusèrent de lui en donner les clés et, conduits par Jean Maillard, ils tuèrent à coups de hache, sur le seuil de cette porte, le prévôt traître et félon, dont, quelques jous après, le corps nu fut jeté à la Seine. Il en fut de même pour ses principaux complices, Simon Le Paonnier et Philippe Giffart.

 

8 Etienne Marcel

 

Lorsqu'après ce meurtre Charles V reprit possession de sa capitale, il fit continuer par Hugues Aubriot l'enceinte qu'avait commencée Etienne Marcel. Hugues Aubriot transforma alors la porte Saint Antoine en un petit fort encore plus important. Pour cela, il exhaussa les deux tours existantes, et éleva, vis-à-vis d'elles, côté Paris, deux tours semblables qu'on appellera plus tard tour de la Liberté et tour de la Bertaudière. Une porte , avec fossé et pont-levis, faisant face à la précédente et donnant accès à la rue Saint Antoine, fut ménagée entre ces deux tours. La bastille Saint Antoine devint donc un véritable château-fort à quatre tours d'angle et à deux portes, que la rue Saint Antoine traversa de part en part.

Hugues Aubriot posa, le 22 avril 1370, la première pierre de cette construction à laquelle il employa tous les oisifs de Paris. Les charretiers furent payés 5 sols par jour, les maçons 4 et les manoeuvres 3.

Cette entrée de Paris à double porte n'était pas une conception très heureuse. Hugues Aubriot le comprit et il déplaça la porte de la Ville en la reportant un peu au nord, vers le débouché actuel de la rue de la Bastille sur la place du même nom.
Là, s'éleva donc la nouvelle porte Saint Antoine. Refaite en 1671, elle resta sensiblement au même endroit jusqu'à sa démolition en 1778. L'ancienne porte Saint Antoine resta en place près de deux siècles, mais sa double entrée, côté ville et côté campagne, ne servit plus qu'aux allées et venues propres au service intérieur de la forteresse. Ces entrées disparurent vers 1555-1560; celle côté Ville fut murée, celle côté campagne fut déplacée pour servir de communication entre la Bastille et son bastion.

Afin d'avoir à cet endroit un château-fort très important susceptible de pouvoir défendre, tout à la fois, la seconde porte Saint Antoine, l'enceinte de Charles V et l'Hôtel Saint Pol, résidence du roi Charles V, Hugues Aubriot agrandit le petit château initial à quatre tours rondes, en élevant, au nord et au sud, de part et d'autre de lui, quatre autres tours semblables aux précédentes. On les appellera, dans la suite, les tours du Coin et du Puits au nord, de la Comté et de la Bazinière au sud. Il les relia au fort déjà construit par une solide courtine en maçonnerie terminée en terrasse.

Le nouveau château, "la bastille Saint Antoine", achevé vers 1382, au début du règne de Charles VI, barrait complètement la rue Saint Antoine qui se terminait contre lui en cul-de-sac et qu'il prenait en enfilade. Pour sortir de la ville, il fallait prendre à gauche, la rue de la Bastille pour gagner la nouvelle porte Saint Antoine; pour entrer à la Bastille, il fallait prendre à doite, un chemin de ronde extérieur (emplacement de la rue Jacques Coeur) qui conduisait à l'entrée de la forteresse située, sur son petit côté sud, entre les tours de la Bazinière et de la Comté.

La Bastille fut entourée d'un fossé aussi large que profond, alimenté par la Seine. On voit, de nos jours, sur le quai direction Pantin de la station Bastille de la ligne du métro n°5, un vestige de la contrescarpe du fossé oriental de la forteresse. A part quelques modifications intérieures et la mise en place, au milieu du XVIè siècle, d'un ouvrage extérieur, la Bastille d'Hugues Aubriot resta intacte durant deux siècles jusqu'à sa démolition en 1789.

 

2/ Historique de la Bastille jusqu'à sa transformation en prison d'Etat

 

La Bastille conserva, pendant ses deux premiers siècles, son caractère de citadelle militaire, ce qui n'empêcha pas que, parfois, des personnes y fussent enfermées. On cite, parmi celles-ci, deux ermites de l'ordre de Saint Augustin venus de la Guyenne pour guérir Charles VI de sa folie; leur échec et leurs pratiques de sorcellerie les firent enfermer à la Bastille, avant d'être décapités (1403). Ils furent, sans doute, les premiers prisonniers de la Bastille.

Au temps où, sous le règne de ce pauvre roi dément, Paris fut tour à tour dominé par les Arùagnacs, les Bourguignons, les Cabochiens et les Anglais, chacune de ces factions s'empara tour à tour de la Bastille. Ainsi fit, par exemple, en avril 1413, Pierre des Essarts, nommé prévôt de Paris en 1408 par Jean sans Peur, puis rallié au parti du dauphin après avoir été destitué deux fois, en 1410 et 1411. Mais il ne put conserver sa conquête. Arrêté par les partisans de Jean sans Peur, il fut pendu à Montfaucon le 1er juillet suivant. De même, les partisans du dauphin se firent rendre la Bastille après qu'ils eurent mis fin à la première émeute des Cabochiens (août 1413). Aussi est-ce dans la Bastille que, lors de l'envahissement de Paris par les Bourguignons dans la nuit du 28 au 29 mai 1418, après la trahison de Perrinet-Leclerc, le maréchal des Rieux et le prévôt de Paris, Tanneguy du Châtel, fidèles Armagnacs, transportèrent le jeune dauphin afin qu'il y soit plus en sécurité qu'à l'Hôtel Saint Pol. L'émeute grandissant, ils l'emmenèrent hors de Paris, à Melun.

Au cours d'une de ces occupations, on enferma à la Bastille, en avril 1416, un personnage considérable, Nicolas d'Orgemont, comte de Dammartin, dit Le Boîteux, fils de l'ancien chancelier de France et frère de l'évêque de Paris, compromis dans un complot contre le roi. Il fut transféré ultérieurement à la prison de Meung sur Loire où il mourut.

Louis XI enferma à la Bastille, en 1461, Antoine de Chabannes, ancien page de Lahire et l'un des plus redoutables capitaines des Ecorcheurs (troupes de soldats sans solde qui ravageaient les campagnes et proposaient leurs services au plus offrant), soupçonné de trahison et d'enrichissement par de multiples spoliations. Il réussit à s'évader le 12 mars 1465 au moyen d'une corde, apportée de Reims par son écuyer lors d'une visite et qu'il avait attachée à une grille de la plate-forme. En 1465, ce fut le tour de Guillaume de Haraucourt, évêque de Verdun, qui avait voulu livrer Louis XI à son pire ennemi, le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire.

Puis en 1675, Louis de Luxembourg, marié à la soeur de la reine Charlotte de Savoie, épouse de Louis XI, depuis 1466. Il fut décapité en Grève peu après, pour sa participation active à la Ligue du Bien Public (Coalition menée par des princes contre la politique de Louis XI qui veut briser leur volonté d’indépendance, la ligue du Bien public est une révolte féodale contre l’autorité royale, obligeant le roi à s'engager à la tête d'une armée de fidèles pour les soumettre.).

Enfin, en 1476, le duc de Nemours, Jacques d'Armagnac, qui fut lui aussi décapité après avoir obtenu par deux fois le pardon du roi pour avoir trahi son bienfaiteur, en devenant l'un des meneurs de la Ligue du Bien Public.

Mais sauf sous Louis XI, la Bastille ne servit de prison que de manière exceptionnelle. Les rois y logeaient les hôtes de choix qu'ils ne pouvaient recevoir à l'Hôtel Saint Pol ou aux Tournelles. Ainsi, François 1er y offrit un grand festin à l'ambassadeur d'Angleterre, le 22 décembre 1518, servi dans la cour, tendue de tapisseries et couverte d'un velum qu'éclairèrent, la nuit tombée, 2 000 flambeaux. Toutefois, il y enferma le surintendant des finances Jacques de Beaune, qui fut pendu à Montfaucon en 1527, pour n'avoir pas versé la solde aux troupes mercenaires, ce qui provoqua une révolte et la coûteuse défaite des Baraques, en Italie.

Sous Henri II, on compléta, après la bataille de Saint Quentin, la défense extérieure de l'enceinte de Paris en construisant, de 1557 à 1559, quelques bastions, dont un devant la Bastille. Terre non bénite, ce bastion servit de lieu inhumation des prisonniers juifs et protestants morts de vieillesse ou de maladie à la Bastille, ainsi qu'à ceux qui s'y suicidèrent. Plus tard, ce bastion devint le jardin privé du gouverneur, dans lequel quelques prisonniers de marque furent autorisés à se promener.

Henri II fit enfermer à la Bastille, en juin 1559, le chancelier Anne du Bourg, qui avait dénoncé les vices de la Cour. La mort accidentelle du roi lors d'un tournoi n'arrêta pas son procès. Il fut pendu en place de Grève et son corps brûlé le 20 décembre de la même année. Catherine de Médicis fit arrêter et conduire à la Bastille, en 1574, le duc François de Montmorency, fils aîné du célèbre connétable, gouverneur de Paris en 1553 et maréchal de France en 1559, pour avoir eu, avecle duc d'Alençon, des réunions qui lui avaient déplu. Elle fit aussi embastiller un autre maréchal, Arthur de Cossé, qui retrouvera son crédit à la Cour, lors de libération quelques semaines plus tard.

 

9 Anne du Bourg brulé place de Grève

 

Henri III fit enfermer, en 1583, François de Rosières, archidiacre de Toul, familier du cardinal de Guise, auteur d'un ouvrage favorable aux princes lorrains. Ce livre fut supprimé par arrêt du Parlement qui voyait en lui l'évangile des Ligueurs. Rosières obtint sa libération en désavouant son écrit. Un gentilhomme breton, le chevalier du Mesnil, faillit s'évader de la Bastille le 26 novembre 1583. Après avoir brûlé avec sa paillasse la porte du cachot qu'il ne pouvait ouvrir, il s'empara de la corde du puits, l'allongea avec ses draps, sa chemise, l'étui de sa paillasse, et sa couverture et se laissa glisser le long d'elle après l'avoir accrochée à un point fixe sur la plate-forme. La corde étant trop courte de quelques mètres, il dut se laisser tomber, mais resta accroché par l'épaule à la pointe acérée d'un barreau saillant hors d'une fenêtre. La douleur le fit crier, on le délivra, on le pansa et on le réincarcéra.

Sous la ligue, Bernard Palissy, âgé de 78 ans, fut enfermé comme huguenot à la Bastille, dont Bussy-Leclerc était alors gouverneur. Il y mourut deux ans après, en 1590. A une dame qui qui venait voir le grand artiste, Bussy-Leclerc répondit: "Vous trouverez son corps avec ceux des chiens, sur le rempart où je l'ai fait jeter.".
Charmant personnage...

Bussy-Leclerc, d'abord maître d'armes, puis procureur au Parlement, fut l'un des chefs du Conseil des Seize, pendant la Ligue. Il avait été gouverneur de la Bastille après la journée des Barricades. Il arrêta et conduisit à la Bastille, le 16 janvier 1589, le président du Parlement, Achille de Harlay, que suivirent, en robes écarlates et la tête couverte de leurs toques à galons d'or, une soixantaine de membres du Parlement, dont le président, Augustin de Thou. L'épouse de ce dernier, elle aussi arrêtée, fut la première femme emprisonnée à la Bastille. Ils ne retrouvèrent leur liberté qu'à la mort du roi Henri III (1er août 1589), mais non sans avoir payé une forte rançon à Bussy-Leclerc, qui avait pris l'habitude de faire enfermer à la Bastille toute personne qui passait pour disposer d'un peu d'or et de le libérer qu'après qu'elle eut payé une forte somme en contrepartie. Lorsque Mayenne délivra Paris de la tyrannie des Seize, Bussy-Leclerc n'obtint la vie sauve qu'en restituant la Bastille  (29 décembre 1592).

Henri IV déposa, dans une tour de la forteresse, appelée par la suite "la tour du Trésor", ses économies, soit 15 875 000 livres, non compris les 10 000 000 versés au Trésorier de l'Epargne. Marie de Médicis, les dilapida rapidement. Mais elle y fit enfermer, puis décapiter dans la grande cour, par faveur spéciale et non en place de Grève, le 31 juillet 1602, le maréchal Charles de Gontaut, duc de Biron, pair de France, arrêté pour intelligences avec l'Espagne et la Savoie. Cette exécution dans la cour de la Bastille est la seule qu'il y ait eue.
Henri IV fit aussi enfermer à la Bastille, en 1606, Charles de Valois, fils naturel de Charles IX et de Marie Touchet, donc demi-frère de sa maîtresse Henriette d'Entragues, coupable d'avoir participé avec celle-ci et son père, au complot du maréchal Biron. Il y demeura dix ans en n'en sortit que sous le règne de Louis XIII, qu'il servit fidèlement.

Après la mort d'Henri IV, la régente Marie de Médicis fit arrêter au Louvre, en juin 1616, le prince Henri II de Condé, cousin de Louis XIII, qu'elle soupçonnait de vouloir s'emparer du trône. Elle le fit enfermer à la Bastille où il obtint le droit d'être rejoint par sa femme, née Charlotte de Montmorency, dont la beauté, alors qu'elle était à peine âgée de quinze ans, avait profondément troublé Henri IV. Aussi, mariée peu après au prince de Condé, celui-ci avait cru indiqué de la soustraire à la passion du Béarnais, en s'enfuyant avec elle dans les Pays-Bas espagnols. Le prince et sa femme, après un séjour de quinze mois, furent transférés au donjon de Vincennes.

Eléonora Galigaï fut envoyée à la Bastille après l'assassinat de son mari, le maréchal d'Ancre Concino Concini, en 1617. Son procès y fut instruit, mais elle fut transférée à la Conciergerie avant le jugement qui devait la condamner à avoir la tête tranchée, pour "judaïsme et sortilèges".

Avec Richelieu, la Bastille cessa d'être une citadelle militaire pour devenir exclusivement une prison d'Etat. Elle fut désormais dirigée par un "gouverneur".

 

3/ La prison de la Bastille

 

La Bastille avait environ 66 mètres de de long, sur 30 mètres de large, à ses extrémités nord et sud. Ses huit tours avaient un peu moins de 24 mètres de haut, leur diamètre extérieur de plus de 11mètres, et leur épaisseur de 2 mètres.

 

10 plan de la Bastille

 

La tour de la Chapelle devait son nom à la chapelle qu'il y avait eu près de la porte de la ville, remplacée en 1761 par une autre située contre la tour de la Liberté.

La tour de la Liberté, dont la base, mise à jour lors du percement de la ligne de métro n°1, a été réédifiée pierre par pierre, dans le petit square Henri Galli. Elle devait son nom, curieux pour une prison, car c'était dans cette tour que l'on avait enfermé les prisonniers qui avaient la liberté de sortir de leur geôle, pour se promener dans la cour, sur les tours ou dans le bastion.

La tour de la Bazinière prit ce nom en 1661, de celui du trésorier de l'Epargne, M. de la Bazinière, qui y fut enfermé.

La tour de la Bertaudière, de celui du maçon Berthaud qui se tua en tombant de son haut à l'époque de sa construction.

La tour du Puits, devait son nom au puits qu'elle contenait, remplacé par un autre creusé dans la cour même.

La tour du Coin devait son nom...à sa situation.

La tour du Trésor, au fait qu'elle renferma les économies faites par Henri IV pour renlouer les finances de royaume.

Enfin, l'origine du nom de la tour de la Comté est inconnue. Peut-être rappelait-il l'ancienne dignité féodale de la prévôté et vicomté de Paris ?


Ces tours furent, par la suite, affectées au logement des prisonniers, les cachots en bas, les prisons au-dessus. Elles étaient toutes à cinq étages, sauf celle de la Liberté, qui en comptait six. On ne trouvait à chaque étage que le palier de l'escalier à vis et une seule pièce, laquelle ne fut aménagée en prison, avec barreaux et verrous, que vers 1710 seulement. C'était une pièce voûtée, de forme octogonale, d'un diamètre de six mètres, et d'une hauteur de six mètres cinquante. Cette pièce pouvait être équipée d'une cheminée. Occupée par une ou au maximum trois personnes, elle était éclairée par un soupirail, percé dans le mur de deux mètres d'épaisseur, que traversaient trois grilles de fer, l'une en-dedans, l'autre au milieu du mur, la troisième vers l'extérieur. Leurs barreaux étaient croisés. ceux-ci, épais d'un pouce carré, étaient disposés de telle façon que la partie pleine d'une maille correspondait à la partie vide d'une autre, ce qui obstruait presque complètement la vue. Ce soupirail allait en se rétrecissant vers l'extérieur, empêchant tout passage d'un corps. Toutes ces pièces étaient munies d'une double porte de 5 à 8 centimètres d'épaisseur, avec guichet, bardée de fer et bien pourvue en énormes serrures et verrous. Une garde-robe était ménagée dans l'épaisseur du mur. Ces murs, blanchis à la chaux, furent, à la longue, recouverts de graffiti. Quant au plancher, il était en brique.

Il fut un temps où quelques-unes de ces pièces renfermèrent trois cages de fer analogues à celle que Louis XI avait fait construire pour enfermer l'évêque de Verdun, Guillaume de Haraucourt. Les trois cages de fer de la Bastille furent démolies sous Henri IV, au début du XVIIè siècle.

Quant aux cachots, ils étaient étagés et situés entre 1m50 au-dessus du niveau du fossé et 6 m au-dessous du sol de la cour. Ils n'avaient comme ouverture qu'une étroite fente donnant sur le fossé. L'eau suintait dans les cachots inférieurs, y entretenant une humidité favorable au développement des rats, des crapauds et des araignées.

 

4/ La vie à la Bastille

 

Beaucoup d'historiens du XIXè siècle, parfois de bonne foi, ont dépeint, sous l'empire de la passion, la Bastille comme étant une geôle effroyable, alors qu'elle ne fut, en fait et surtout au XVIIIè siècle, qu'une prison très aristocratique, une véritable prison de luxe où, sauf exceptions, ne furent enfermées que des personnes de haut rang.

C'était un château-fort où, pour des raisons particulières, le roi mettait en résidence forcée certains de ses sujets. "Il n'y a pas eu en Europe, a écrit Fuck-Brentano, un lieu de détention où les prisonniers fussent entourés d'autant d'égards et de confort: il n'y en a pas aujourd'hui !".

Il fallait justifier l'abolition de l"Ancien Régime" et l'avénement de la République par tous les moyens...

Le nombre de prisonniers ne fut jamais considérable: en moyenne 40 par an sous le règne de Louis XIV, et 19 sous celui de Louis XVI. Sa capacité totale n'excédait pas, d'ailleurs, 50 prisonniers. Ceux-ci, en général, n'y restaient pas longtemps. Par exemple, si l'on prend en considération l'année 1782, la moyenne du temps de détention des 23 prisonniers n'a été que de 130 jours.

De plus, être incarcéré à la Bastille n'avait rien de déshonorant, puisqu'on n'y était enfermé que sur lettre de cachet, libellée comme suit:

" Monsieur le Gouverneur, en envoyant en mon château de la Bastille le sieur X..., je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous ayez à l'y recevoir et retenir en toute sûreté, jusqu'à nouvel ordre de moi. Et la présente n'étant pour autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait, Monsieur le Gouverneur, en sa sainte garde". Suivaient la signature du roi et le contre-seing du ministre.

Le prisonnier était toujours amené en voiture par un fonctionnaire de la police, à moins ...qu'il ne s'y soit rendu de lui-même !
Le secret de son identité étant préservé, tous les employés, soldats et autres commerçants devaient se retourner lors du passage de la voiture. Face au Gouverneur, le futur prisonnier était interrogé par celui-ci, qui devait savoir à qui il avait affaire, et quel traitement lui accorder. Puis on le débarrassait de son épée, de son argent, de ses bijoux et de tous objets contondants, qu'on mettait sous scellés, et dont il signait l'inventaire.
On le conduisait alors dans la chambre assignée. Jusqu'à la fin du XVIIè siècle, toutes ces pièces étaient nues.

Il appartenait au prisonnier de se meubler lui-même, soit en y faisant venir ses propres meubles, soit en en louant au tapissier de la Bastille. S'il n'avait pas d'argent, le Gouverneur lui en donnait, avec toute liberté de s'en servir pour se meubler ou se nourrir. Certains firent, sur cette somme, des économies qui leur assurèrent un pécule à leur sortie.

A partir de 1684, le roi fit meubler quelques chambres pour les prisonniers dont la détention devait rester secrète. Elles l'étaient presque toutes sous le règne de Louis XVI.
Toujours pour respecter leur incognito, les prisonniers n'étaient pas appelés par leur nom mais par le numéro de l'étage de la tour correspondant à leur étage. Ainsi, on disait, par exemple: " le 4è Bazinière" pour le 4è étage de la tour de la Bazinière.

Les prisonniers mis dans un cachot, plus ou moins enfoncé sous terre, n'y trouvaient qu'un banc, une paillasse et une couverture. Dès Louis XV, ils n'étaient plus réservés qu'aux prisonniers coupables de rébellion violente ou aux guichetiers ayant gravement manqué à leurs devoirs. Sous Louis XVI, leur emploi fut définitivement interdit, pour quelque motif que ce fût.

Le Gouverneur touchait du roi des subventions nécessaires à la nourriture et à l'entretien de ses prisonniers (habillement, chauffage et éclairage).

Les repas étaient servis individuellement à 7 heures du matin (déjeuner), 11 heures (dîner) et 6 heures du soir (souper). Ils étaient toujours copieux, voire somptueux.
Ainsi Marmontel, enfermé en 1759, écrivait:

"Voilà mes deux geôliers qui rentrent, avec des pyramides de plats dans les mains, beau linge, belle faïence, cuillère et fourchette d'argent. Ce dîner était gras. En voici le détail: un excellent potage, une tranche de boeuf succulent, une cuisse de chapon bouilli ruisselant de graisse et fondant, un petit plat d'artichauts frits en marinade, un d'épinards, une très belle poire de crésane, du raisin frais, une bouteille de vin vieux de Bourgogne et du meilleur café de Moka".

Sous Louis XIV, quelques prisonniers demandèrent au Gouverneur d'avoir un régime alimentaire plus modeste et de recevoir en argent ce qu'ils ne mangeraient pas.
Le 14 juillet 1789, l'un des 7 prisonniers de la Bastille libérés par les émeutiers, un pauvre hère nommé Tavernier, avait reçu en plus de ses repas ordinaires en mai 1787: une livre et demi de tabac, 4 bouteilles d'eau de vie, 62 de vin, 31 de bière, 30 livres de pain, 2 livres de café, 3 de sucre, une dinde, des huîtres, des châtaignes, des pommes et des poires. De même en mars 1789...

Certains prisonniers étaient dépourvus de linge et d'argent. Le roi leur fournissait: des robes de chambre, ouatées ou fourrées de peau de lapin, des habits de fantaisie de bon drap faits sur mesure, et tout le linge désiré. Un sieur Hugonnet s'était plaint que le linge fourni ne correspondait pas exactement à ce qu'il avait demandé. Il fut exaucé sur le champ. Le barbier attaché à la prison n'était pas en reste: "Bassin et coquemar d'argent, savonnette parfumée, serviette à barbe garnie de dentelle, beau bonnet, rien n'y manquait" relate de Renneville.

Les détenus disposaient d'une bibliothèque commune, fondée en 1705 par un Napolitain, qui mourut à la Bastille, et qu'avaient accrue des dons de personnes généreuses. De plus, ils pouvaient obtenir de quoi écrire, mais on comptait les feuilles qu'on leur remettait.
Certains étaient enfermés à plusieurs dans une même pièce. Ils jouaient aux dames, aux échecs, au tric-trac et même, en 1788, au billard.
Les plus fortunés pouvaient se faire accompagner par leurs domestiques, pour lesquels ils payaient ou non une pension. Certains firent même venir leur épouse, afin de ne pas être trop dépaysés. C'est ainsi que Languet de Gergy fit venir la sienne en 1684, avec laquelle il eut deux enfants, tous deux nés en prison ! Bien des prisonniers s'ils n'étaient pas tenus au secret, , étaient autorisés à recevoir des visites de l'extérieur. Seule restriction, celles-ci devaient avoir lieu en présence d'un officier de la Bastille, et certains sujets de conversation étaient interdits.

Tout nouveau prisonnier devait être interrogé dans les vingt-quatre heures par un magistrat du Châtelet qui avait devant lui les notes que lui avait remises le lieutenant de police. Un rapport était envoyé au lieutenant de police, qui décidait du maintien de la détention. Le prisonnier mis en liberté l'était au reçu d'une nouvelle lettre de cachet ainsi libellée:

" Monsieur le Gouverneur, ayant bien voulu accorder la liberté au sieur X..., détenu par mes ordres en mon château de la Bastille, je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est qu'aussitôt qu'elle vous aura été remise, vous auriez à faire mettre ledit sieur X... en pleine et entière liberté. Et la présente n'étant pour autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait, Monsieur le Gouverneur, en sa sainte garde". Suivaient les signatures habituelles.

Nous sommes très loin, on le voit, des habituelles caricatures sur l'absolutisme royal et des sévices subis par les prisonniers...

On l'a compris, la Bastille coûtait très cher au roi. Necker, qui venait de fermer le donjon de Vincennes, envisagea, en 1784, de la démolir, et de la remplacer par une place. Au centre celle-ci, une statue de Louis XVI, sur un amoncellement de ruines, de portes et de grilles, étendrait sa main libératrice... Etrange prémonition de ce qui allait suivre.

Une fois libéré, l'ex prisonnier devait signer un engagement de ne rien révéler de ce qu'il avait vu à la Bastille. Cette promesse fut, en général, tenue.

Plus d'un prisonnier s'est trouvé, en sortant, embarrassé de sa liberté. Ainsi, en 1783, un dénommé Dubu de la Tagnerette demanda t-il à rester à la Bastille, le temps pour lui de trouver un appartement à sa convenance. Un poète suisse sollicita une prolongation de sa détention jusqu'à ce qu'il ait fini de rimer la tragédie à laquelle il travaillait. Un garçon doreur, depuis trente ans à la Bastille, refusa sa libération car il était sans ressources, sans amis, sans famille et âgé, il ne voulait pas mendier pour vivre. Il y mourut en 1786. Le Maistre de Sacy et Mme de Stael ont assuré que les années passées à la Bastille ont été parmi les meilleures de leur vie.

Les prisonniers que l'on reconnaissait avoir emprisonnés à tort étaient indemnisés. L'un d'eux, l'avocat Subé, accusé à tort d'avoir produit un factum contre le roi, fut libéré au bout de 18 jours et reçut une indemnité de 3 000 livres ! D'autres reçurent des rente viagères. Louis XIV versa une pension de 2 000 écus à Pellisson, le Régent une de 2 000 livres à Voltaire, et Louis XVI une de 400 livres à Latude.

Lorsqu'un prisonnier décédait à la Bastille, il était enterré dans le cimetière de l'église St Paul des Champs. Les juifs, les protestants et les suicidés étaient, quant à eux, enterrés dans le bastion de la Bastille, terre non bénite.
Les hommes n'étaient pas les seuls à être emprisonnés à la Bastille. Ce fut le cas de livres, gravures, papiers considérés comme dangereux pour la sûreté de l'état, ou contraires aux moeurs. C'était là qu'on les détruisait, à moins qu'on ne les conservât comme pièces à conviction. L'Encyclopédie y fit un séjour de plusieurs années de prison.

Enfin, il y eut parfois des prisonniers, surtout au milieu du XVIIè siècle, que l'on finit par oublier. Louvois s'enquit plusieurs fois auprès du Gouverneur s'il savait qui était tel ou tel prisonnier et la raison pour laquelle il avait été enfermé.

 

5/ Les emprisonnés célèbres de la Bastille

 

Le dernier Gouverneur de la Bastille est sans doute le plus célèbre d'entre tous. Monsieur le marquis Jourdan de Launay, est lui-même né en 1740 à la Bastille, d'un père déjà Gouverneur en 1718. Il finira sa vie, massacré par la populace ainsi que presque toute la garnison de la Bastille, le soir du 14 juillet 1789, malgré la promesse qu'il ne serait fait aucun mal à ses soldats.

Le Maréchal de Bassompierre fut emprisonné de 1631 à 1643, sur l'ordre de Richelieu, qui ne supportait plus ses intrigues. Lorsqu'il fut libéré, il fut présenté au roi Louis XIII qui lui demanda son âge. Il en avait 64, mais en accusa 52: "Sire, dit-il, je retranche les 12 années passées à la Bastille parce que je ne les ai pas employées au service de Votre Majesté". On avait de la classe en ce temps-là...

Le 20 juin 1663, le Surintendant Nicolas Fouquet y fut écroué avec son médecin particulier et son valet de chambre. Destitué et arrêté sur l'ordre de Louis XIV en 1661 pour malversations, condamné à la confiscation de ses biens et au bannissement hors du royaume, il vit sa peine élargie par le roi, en vertu de ses pouvoirs de justice, à l'emprisonnement à vie. Il ne resta que peu de temps à la Bastille, et finira sa vie à la forteresse de Pignerol en 1680.

Cette même année 1663 vit entrer à la Bastille le trésorier de l'Epargne de la Bazinière, qui donna son nom à une tour, et de Guénégaud, qui donna son nom à une rue.
Le comte de Bussy-Rabutin, lieutenat-général des armées y fut enfermé en 1665 pour avoir écrit "Les amours des Gaules", où foisonnaient les allusions trop claires à la liaison entre Louis XIV et Madame de La Vallière.

Le chevalier Louis de Rohan, fils cadet du prince de Guéménée, colonel des Gardes de Louis XIV, criblé de dettes et amant prolifique, eut la mauvaise idée d'entrer en complot avec Lautréamont, pour livrer Quilleboeuf aux Hollandais, et soulever la Normandie. Il fut incarcéré à la Bastille en 1674' et décapité dans la même année, pour haute trahison.
L'affaire des poisons commença en 1663 avec la détention de l'Italien Exili et du chevalier de Sainte-Croix. Ce dernier, libéré au bout de six semaines, transmit à sa maîtresse la marquise de Brinvilliers son savoir acquis auprès d'Exili. En 1680, ce fut naturellement le tour de l'instigatrice de cette affaire, l'empoisonneuse Voisin, brûlée vive en Grève le 23 février 1680.

En 1698, un mystérieux prisonnier fut transféré de Pignerol à la Bastille. Son nom resté secret, son visage toujours recouvert d'un masque, protégé par le Gouverneur, Monsieur de Cinq-Mars, son histoire passera à la postérité sous le nom du Masque de Fer.

Voltaire fut enfermé à la Bastille le 17 mai 1717, pour avoir affirmé, à tort, que le Régent avait entretenu des relations incestueuses avec deux de ses filles.
Il n'avait alors que 23 ans et ne s'appelait encore qu'Arouet. Remis en liberté le 11 avril 1718, avec une médaille d'or que lui avait fait remettre le Régent, jointe à une pension de 400 écus, portée plus tard à 2 000 livres, il alla le voir et lui dit: "Je remercie votre Altesse Royale de ce qu'elle veut bien se charger de ma nourriture, mais je la prie de ne plus se charger de mon logement". Il retourna une seconde fois à la Bastille, le 28 mars 1726, pour avoir provoqué en duel le chevalier de Rohan-Chabot, qui l'avait fait bastonner par ses laquais. Il n'y resta qu'un mois, jusqu'au 29 avril suivant, ayant demandé à passer en Angleterre, ce qui lui fut accordé.

 

11 Voltaire à la Bastille

 

L'amiral de la Bourdonnais, ancien Gouverneur des Iles de France et de Bourbon, dont il avait développé la prospérité, et vaincu les Anglais à Madras, y fut aussi emprisonné quatre ans, en raison de ses démêlés avec Dupleix.

Le cas de Latude est particulier. Jeune homme sans le sou, il expédia à Madame de Pompadour, en 1749, un petit colis contenant des produits aussi mystérieux qu'innofensifs. Il lui expédia parallèlement un courrier lui annonçant qu'on allait lui envoyer un paquet explosif destiné à attenter à ses jours. Démasqué par Berryer, le Lieutenant de police, il fut envoyé par lettre de cachet à la Bastille. Transféré quelques mois plus tard au donjon de Vincennes, il parvint à s'en échapper le 15 juin 1750. Repris, il fut remis à la Bastille et gardé très étroitement. Cela ne l'empêcha pas, avec un autre détenu, de s'évader une seconde fois, à l'aide d'une très longue échelle confectionnée avec du linge défilé fil à fil, dans la nuit du 25 au 26 février 1756. Il sera repris, puis transféré une nouvelle fois au donjon de Vincennes...

Le comte Lally-Tollendal, brillant défenseur des comptoirs français des Indes face aux Anglais, avait dû se rendre, après le siège héroïque de Pondichéry. Il avait obtenu de leur part sa mise en liberté sur parole pour se rendre à Paris, afin de repousser les calomnies répandues contre lui. A son arrivée, on l'embastilla le 1er novembre 1762. Après un procès qui dura plus de 3 ans, il fut condamné à mort et décapité le 9 mai 1766. Il fut le dernier prisonnier à quitter la Bastille pour l'échafaud. Il fut réhabilité en 1788, par Louis XVI.

L'affaire du collier de la reine envoya à la Bastille la plupart de ses comparses. Ce complot fut monté pour discréditer la reine Marie-Antoinette. Le cardinal de Rohan y fut envoyé le 16 août 1785; le 18, ce fut au tour de comtesse de la Motte. Puis le mystérieux Cagliostro, et en octobre, la baronne d'Oliva et son amant, Jean Beausire (qui donna son nom à une rue toute proche de la place de la Bastille); enfin, en mars 1786, Rétaux de Villette. Tous furent libérés le 31 mai 1786.
Le licencieux marquis de Sade, qui fut successivement emprisonné depuis 1768 à Vincennes, puis Saumur, Lyon, à Miollans en territoire Sarde, de nouveau à Vincennes, fut finalement transféré à la Bastille le 29 février 1784.

Une seule personne entra à la Bastille entre le 1er janvier et le 14 juillet 1789. Ce fut Révillon, le fabricant de papiers peints du faubourg St Antoine, venu y chercher volontairement asile, le 1er mai, après que sa fabrique eut été mise à sac lors d'une émeute. Il y resta 28 jours.

 

6/ La fin de la Bastille

 

Dans la journée du 13 juillet 1789, la foule parisienne, agitée par les harangues de Saint Just au Palais-Royal, était composée de deux éléments fort différents. D'une part, une cohue déguenillée formée de ceux qu'on appelait "les brigands". C'était la lie de la population qui, armée de piques et de gourdins, s'occupa de mettre à sac les bureaux d'octroi placés aux portes de Paris, à piller les boulangeries, les marchands de vin, les armureries, à menacer les passants, à attaquer la prison de la Force et la Maison Saint Lazare, à saccager la demeure du lieutenant de police Thiroux de Crosne, et à dévaster le Garde-meuble.

D'autre part, et pour mettre un terme aux excès des précédents, le milice bourgeoise, constituée ce jour même par douze cents citoyens qui s'étaient rassemblés au Petit Saint Antoine, dans le but de mettre de l'ordre dans la ville, puisque le gouvernement de Louis XVI n'était pas intervenu. Il fut prescrit à ceux-ci de porter les armes qu'ils pourraient se procurer, à l'exception des pistolets, "armes dangereuses", et de patrouiller dans les rues afin d'apaiser et de désarmer ces redoutables bandes d'irréguliers.

Mais les armes manquaient. Il fallait s'en procurer; les brigands pour piller et violenter, les milices pour rétablir l'ordre. Ils se rendirent, au matin du 14 juillet, aux Invalides, où 24 000 fusils et 24 canons furent récupérés, malgré l'opposition du Gouverneur, Monsieur de Sombreuil.
Et comme le bruit courait qu'il y en avait d'autres à la Bastille, on cria: "A la Bastille !".

Il ne fut donc nullement question de marcher sur la Bastille pour lutter contre le despotisme et pour la liberté, voire même pour y délivrer les prisonniers victimes de la tyrannie, mais tout simplement pour y faire un coup de main sur les armes.

En fait, la Bastille n'en avait pas. Elle ne contenait que les 35 000 livres de poudre que l'Arsenal y avait fait récemment entreposer, pour les mettre à l'abri d'une émeute possible. Sa défense étatit plutôt faible: 15 canons rouillés montés sur des affûts fixes, placés au haut des tours, et utilisés pour tirer des salves à blanc les jours de réjouissances publiques, plus 3 canons chargés à mitraille dans la grande cour, et 6 fusils de rempart.
La garnison était composée de 32 Suisses et de 82 sous-officiers invalides faisant office de soldats.

Vers 10 heures du matin, le Gouverneur, Monsieur de Launay, reçut deux délégations qui lui demandèrent de retirer les canons des tours, sous le prétexte que ceux-ci inquiétaient les Parisiens. Monsieur de Launay leur expliqua qu'il ne pouvait, sans ordre du roi, faire descendre les canons, mais qu'il allait les faire reculer, et que les embrasures seraient obturées par des planches.

Les événements auraient pu bien tourner, malgré les avertissements obligeamment donnés par les soldats aux brigands, de plus en plus nombreux et qui se faisaient menaçants. L'un d'entre eux, particulièrement excité, un nommé Louis Tournay, se précipita en hurlant sur les chaînes du pont-levis de l'Avancée et les brisa avec sa hache. La foule envahit alors la cour du Gouvernement et commença à tirer des coups de feu sur les soldats penchés en haut de la plate-forme.
Monsieur de Launay, s'apercevant du tort qu'il avait eu en laissant si facilement abattre le pont-levis de l'Avancée, et voyant qu'on tirait sur ses hommes, ordonna qu'on tirât un coup de l'un des trois canons chargés à mitraille dans la grande cour. Les assaillants se retirèrent alors vivement et en désordre. la situation se stabilisa, et seuls quelques coups de feu qui n'atteignirent personne furent échangés.

Vers 4 heures et demie, les assaillants tentèrent d'incendier la porte de la prison en amenant trois voitures de paille auxquelles ils mirent le feu. Ils ne réussirent qu'à brûler les corps de garde de l'Avancée, les cuisines et l'hôtel du Gouverneur. Apercevant une jolie fille qui passait, et pensant qu'il s'agissait de la propre fille de Monsieur de Launay, ils la capturèrent et la jettèrent sur une paillasse à laquelle ils menacèrent de mettre le feu si la Bastille ne se rendait pas.
Or, il s'agissait de Mlle de Monsigny, fille de Monsieur de Monsigny, capitaine des invalides. Celui-ci, voyant le spectacle du haut d'une tour, s'agita, poussa des cris. Deux balles tirées par les brigands l'abattirent.

C'est alors que tout bascula. La foule reçut le renfort de Gardes Françaises, équipés de deux canons. Monsieur de Launay pensa un instant mettre le feu aux 35 000 livres de poudre et tout faire sauter, ce à quoi s'opposèrent deux Invalides. L'un d'eux fut bien mal récompensé, puisqu'il fut, le soir même, atrocement mutilé avant d'être pendu en Grève.

La garnison, ayant forcé la main à Monsieur de Launay, et décidé de capituler, demanda aux assaillants de sortir avec les honneurs de la guerre, ce qu'on lui refusa. On lui promit seulement qu'aucun mal ne serait fait à la garnison. Monsieur de Launay, ayant eu foi en cette promesse, ordonna d'abaisser le pont-levis.

Une horde sauvage se rua alors dans la cour, et malgré les efforts de deux des gardes Françaises qui s'interposèrent, massacra les invalides et les Suisses qu'elle rencontra, bien que ceux-ci avaient déposé leurs armes contre un mur. Le désordre fut tel que les assaillants se fusillèrent même entre eux, par méprise.

Parmi les survivants, Monsieur de Launay, son état-major et 18 Suisses et invalides furent conduits à l'Hôtel de Ville, sous les quolibets, les crachats et les coups, et faillirent être pendus à leur arrivée. Monsieur de Launay fut massacré peu de temps après son arrivée, et sa tête, séparée du tronc avec un canif par un garçon-boucher, fut plantée au bout d'une pique et promenée dans tout Paris.

 

12 Gouverneur de Launay et Jacques de Flesselles

 

Le major de la Bastille, son aide-major et quelques invalides subirent le même sort, ainsi que le prévôt des marchands, Flesselles.
Pendant ce temps, le reste de la populace s'était répandue dans la Bastille.
Tout fut pillé, détruit: archives, documents, ...

Ce qui était récupérable fut transféré à la bibliothèque municipale. Les clefs de la Bastille furent promenées dans tout Paris, comme trophées. En fin de journée, on pensa qu'il y avait peut-être des prisonniers enfermés... On en trouva sept. Pas un de plus. Parmi eux, quatre faussaires, qui furent libérés, deux fous, qui furent tranférés à Charenton, et le dénommé Tavernier, à demi-fou, qui fut lui aussi envoyé à Charenton.
Les "vainqueurs de la Bastille", effrayés par leur mauvais coup, ne pensèrent tout d'abord qu'à se cacher. Une légende, créée de toutes pièces, fit état d'un huitième prisonnier, un vieillard décharné, le comte de Lorges, qu'on aurait découvert croupissant dans un cachot, avec une immense barbe blanche. Ce mensonge, largement diffusé et illustré par des gravures de propagande, servit la cause révolutionnaire à qui il fallait des "victimes de la tyrannie et de l'oppression". Ainsi, la forfaiture des émeutiers devint-elle un exploit héroïque.

Les jours suivants, la Bastille devint le centre de toutes les convoitises. Afin d'assurer un semblant d'ordre, dès le 15 juillet, le Comité des Electeurs siégeant à l'Hôtel de Ville fit évacuer la Bastille. Le 16, Danton y pénétra, et tenta de s'en emparer. Pour éviter toute complication, le Comité des Electeurs décréta sa démolition immédiate.
Il confia cette démolition à l'un de ses "vainqueurs", le citoyen Palloy. Huit cents ouvriers à 45 sous par jour furent employés à sa démolition. Entrepreneur de son métier, le "patriote" Palloy était aussi beau parleur et habile commerçant. Il fit fabriquer 83 reproductions de la Bastille taillées dans ses pierres, qu'il sut écouler avec ingéniosité dans la France entière, en les envoyant aux tout nouveaux départements...

Il y ajouta, comme "souvenirs, et pour perpétuer l'horreur du despotisme", des clefs, des serrures, des boulets et autres objets recueillis lors des démolitions. Il fit aussi avec eux des médailles, des épées, des jouets et des emblèmes de toutes sortes, que ses courtiers vendirent un très bon prix.

Palloy construisit aussi en août 1792, le mur d'enceinte entourant le donjon du Temple où était emprisonnée la famille royale.
Revers de l'Histoire, il fut envoyé à la prison de la Force peu de jours avant le 9 Thermidor "pour avoir dilapidé les biens de la Nation". Libéré, il fut ensuite un modèle de caméléon politique: sous le Directoire, il assura à Barras que tous les ans, le 21 janvier (date anniversaire de l'assassinat de Louis XVI), il mangeait une tête de cochon farci. Sous l'Empire, il dessina une médaille à la gloire de "l'incomparable Napoléon 1er". A Charles X et Louis-Philippe, il adressa des poèmes de louanges à ces rois, qui n'étaient pas dupes de sa duplicité. Il mourut en 1835.

La Bastille détruite, on construisit le pont Louis XVI (futur pont de la Concorde) avec ses pierres afin qu'elles pussen être foulées aux pieds par le peuple. La place ainsi libérée fut un lieu de promenade pour beaucoup. Latude faisait le guide et racontait ses évasions, en proposant aux jolies filles de leur faire découvrir quelque sombre cachot connu de lui seul...
Lorsqu'on démolit le bastion, on y trouva les ossements des juifs et des protestants qui y avaient été inhumés depuis deux siècles. On ne manqua pas de les attribuer "à des martyrs de la liberté exécutés secrètement". Mirabeau, le célèbre tribun révolutionnaire ira même jusqu'à dire: " Les ministres ont manqué de prévoyance; ils ont oublié de manger les os !".

Présentée par la République triomphante comme un symbole de "l'absolutisme royal", l'histoire de ce monument emblématique de notre roman national se devait d'être remise à l'endroit.